Présence de crochets de Céphalopodes dans le Kimmeridgien de la région havraise

Retour sur une conférence présentée par Vivien Chouquet à Villers sur Mer dans le cadre du 1er Colloque de l’APVSM « Paléontologie et Archéologie en Normandie » des 5 et 6 Octobre 2019. 

Introduction

Le Kimméridgien de la région havraise a largement été étudié depuis plus de deux siècles, avec des précurseurs comme l’Abbé Dicquemare (en 1776), le dessinateur naturaliste Charles-Alexandre Lesueur (en 1842) ou encore le géologue Gustave Lennier (en 1870 et 1886). Cet étage du Jurassique supérieur affleure largement du sud au nord, entre le Cap de la Hève et Cauville-sur-Mer.
La coupe complète ne peut être levée en un seul point. Cependant, le pendage global permet d’observer les couches les plus anciennes dans le secteur du Havre (contact Kimmeridgien/Oxfordien) et de remonter la série en remontant la côte vers le Nord (Yann Samson, en 1996). Selon les niveaux, les fossiles y sont abondants et présentent une grande biodiversité. Leur conservation est également très variable selon la lithologie. Les couches du Kimméridgien supérieur, principalement constituées d’argiles mises en place dans un contexte de sédimentation rapide, présentent globalement un très bon niveau de conservation pour les restes fossiles.

Matériel et méthode

Le but de la méthodologie décrite ci-dessous était de récolter des micro-restes de vertébrés (dents d’Elasmobranchii et d’Osteichthyes). Les dents étant relativement résistantes, elles ne risquaient pas d’être endommagées dans le processus. En revanche, cette méthode pouvait sembler agressive au regard des fossiles faisant l’objet de cet article.
Le prélèvement de l’argile sur le terrain a été fait directement dans des niveaux présentant une relative concentration de fossiles, en particulier des restes de nombreuses ammonites écrasées.

De petits volumes de l’ordre de 1 à 2 kg d’argile ont permis la découverte de nombreux micro-restes. Les argiles étaient ensuite séchées pendant plusieurs jours. Une fois ces dernières bien sèches, elles étaient dissoutes soit avec de l’acide formique, soit avec de l’acide acétique à 8-10 %.  Après plusieurs heures d’action, les éléments subsistants ont été rincés dans un tamis à maille de 500 µm. Si la dissolution n’était pas suffisante pour éliminer la totalité de l’argile, un nouveau séchage et un nouveau traitement à l’acide pouvait être effectué.

Après séchage, le refus de tamis était trié sous la loupe binoculaire (grossissement X 20 à 40) à la recherche de tous fossiles (fig. 1a, 1b).

Fig.1a. Exemple d’échantillons obtenus par tri de sédiments du Kimméridgien supérieur
Fig.1b. Exemple d’échantillons obtenus par tri de sédiments du Kimméridgien supérieur

Résultats et observations

Sur l’ensemble des prélèvements traités, les micro-restes étaient abondants et variés. Le sujet de cet article porte sur la découverte au milieu des dents, ostracodes et foraminifères, de petits
crochets noirs énigmatiques.

Description
Le crochet type mesure de 3 à 5 mm (fig. 2). Il présente une pointe recourbée et effilée d’un côté et une pointe biseautée avec un sillon à l’autre extrémité. Il est plat avec une section creuse.
Très fragiles, ces crochets se brisent facilement lors de la manipulation.
Ils se présentent sous différentes formes, avec notamment des variations de courbures. Certains sont moins fins que d’autres et semblent plus robustes (fig. 3 et 4)

Fig.2. Schéma d'un crochet type
Fig.3. Crochet à morphologie fine
Fig.4. Crochet à morphologie robuste

Détermination

La seule représentation évoquée dans la littérature régionale figure dans la thèse de Jean Guyader de 1968: Le Jurassique supérieur de la baie de la Seine – Étude stratigraphique et micropaléontologique. La légende associée à la figure indique « Incerta sedis » (fig. 5). Il semblait pouvoir s’agir de mâchoires chitineuses d’annélides, mais une photo de bonne qualité de Belmnoteuthis antiquus (fig. 6) découvert dans l’Oxford Clay du Royaume-Uni a apporté la détermination. Ce spécimen, dont les parties molles présentent une exceptionnelle qualité de conservation, permettait d’observer le long de ses tentacules des lignes de petits crochets noirs identiques à ceux récoltés lors des tris.

Fig.5. Planche extraite de la thèse de Jean Guyader avec les crochets en 6 et 7.
Fig.6. Belemnoteuthis antiquus (Pearce 1842) Christian Malford, Chippenham, UK. Callovien NHMUK PI OR 25966 © The Trustees of the Natural History Museum, London

 L’article récent de M.B. Hart et al. (2019), Arm hooks of coleoid cephalopods from the Jurassic succession of the Wessex Basin, Southern England, constitue une très bonne synthèse des connaissances sur le sujet. Les auteurs y présentent les différents types de crochets rencontrés, du Jurassique inférieur au Jurassique supérieur, et notamment dans le Kimméridgien. Au regard de cette publication, les crochets faisant l’objet de cet article sont à classer dans le type Danuncus.

Les couches du Kimméridgien sont présentes dans l’ensemble du Bassin parisien. Elles affleurent particulièrement bien à Kimmeridge Bay (Royaume uni), si bien que ce site a été choisi comme stratotype de cet étage et qu’il fournit une coupe de référence. Steve Etches parcourt le Kimmeridge Clay du secteur depuis des décennies. Il a rassemblé une collection de fossiles extrêmement riche de ce niveau, aujourd’hui exposée dans un musée au village de Kimmeridge Bay. Les couches du Kimmeridgien anglais sont identiques à celles du secteur du Havre. Cependant, la mer de l’époque étant plus profonde au Royaume-Uni, les fossiles présentent une bien meilleure conservation. En effet, les cadavres des animaux tombés au fond de la mer avaient moins de risques d’être détruits ou dispersés par les nécrophages.

Ainsi Steve Etches a découvert plusieurs spécimens complets ou sub-complets de céphalopodes coléoïdes. Leur conservation est de très bonne qualité : la fossilisation de certaines parties molles montrent des détails tels que la poche à encre. les tentacules sont encore visibles et sont garnis de crochets tout à fait comparables à ceux trouvés dans le Kimmeridgien havrais (fig. 7 et 8).

Fig.7. Belemnoteuthididae Kimmerdige Bay (UK) © The Etches collection
Fig.8. Belemnoteuthididae Kimmerdige Bay (UK) © The Etches collection

Conclusion

L’existence d’ammonites écrasées mais cependant aux caractères bien lisibles comme le montre la présence des apophyses ou
des aptychii, de nombreuses coquilles de mollusques, de rares poissons quasi complets, montre la qualité de fossilisation qu’a offert le Kimmeridgien supérieur des côtes normandes.
Au vu de ces bonnes conditions de conservation, il est très probable que des spécimens complets ou sub-complets de céphalopodes coléoïdes pourront être recueillis un jour dans ces argiles.
Une telle découverte permettrait de déterminer avec précision l’espèce à laquelle se rattachent ces crochets.

De plus, des coprolithes phosphatés (fig. 9) présents dans les mêmes niveaux contiennent régulièrement des ossements et écailles de poissons. Jusqu’alors, aucun crochet n’y a été observé.
Une telle observation indiquerait que ces céphalopodes entraient dans le régime alimentaire de certains prédateurs de l’époque.

La détermination de ces énigmatiques crochets permet d’affiner la connaissance de la biodiversité déjà extrèmement riche du Kimmeridgien normand. Les bonnes conditions de fossilisation
ont permis la conservation de ces restes chitineux. On ne peut que souhaiter, à l’instar des niveaux britanniques, que les parties molles de certaines espèces aient pu localement subsister,
ce qui permettrait d’enrichir encore le corpus
des espèces répertoriées.

Fig.9. Coprolithes phosphatés

Bibliographie

DICQUEMARE Jean-François (1776a). Suite des observations sur la nature & l’origine des coquilles fossiles. Observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et les Arts, t. 7, 1776, p. 38-41.
DICQUEMARE Jean-François (1776b). Ostéolithes. Observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et les Arts, t. 7, 1776, p. 406-414.
GUYADER Jean (1968). Le Jurassique supérieur de la baie de Seine. Étude stratigraphique et micropaléontologique. Thèse, Paris, 3 vol., p. 269, 34 pl.
HART Malcolm et al. (2019). Arm hooks of coleoid cephalopods from the Jurassic succession of the Wessex Basin, Southern England. Prosseedings of the Geologists’ Association. Volume 130, Issues 3-4, June 2019, p. 326-338, 11 pl.
LENNIER Gustave (1870). Études géologiques et paléontologiques sur l’embouchure de la Seine et les falaises de Haute Normandie, Imprimerie Eugène Costey, Le Havre, p. 245, 14 pl.
LENNIER Gustave (1886). Etudes paléontologiques. Description des fossiles du cap de la Hève. Bulletin de la Société Géologique de Normandie, t.12, 1886, p. 17-98, 22 pl.
LESUEUR Charles-Alexandre (1842). Vues et Coupes du Cap de la Hève. Imprimerie Lemercier.
SAMSON Yann et al. (1996). Révision litho-stratigraphique et bio-stratigraphique du Kimmeridgien de la région havraise (Normandie). Géologie de la France, n°3, p. 3-19.