Parcours géologique et patrimonial dans la partie Sud-Est de la Boutonnière du Bray
Week-end des 23 et 24 septembre 2023 - Organisateurs et auteurs du compte-rendu : Mireille et Philippe MARILLY
Dans une splendide lumière matinale, nous nous retrouvons nombreux (18 participants) sur la jolie place de l’abbatiale de St Germer-de-Fly. Plaisir de nous revoir pour une deuxième découverte de la Boutonnière, cette fois dans le Beauvaisis, autour de deux thèmes principaux : le bâti et la céramique, en lien, bien sûr, avec la géologie de la région.
Un livret individuel fournit à chacun sa feuille de route : circuit emprunté, carte géologique simplifiée, coupe stratigraphique, extraits de la carte géologique mettant en relation les lieux étudiés
et les dépôts environnants, tableau de synthèse sur l’utilisation des argiles.
Présentation de l'itinéraire
– Adossé à la cuesta crayeuse sud, St Germer-de-Fly. De là , nous nous dirigerons vers la Cuesta Nord.
– Nous traverserons successivement les terrains marécageux de l’Albien (n7) où fut implantée l’abbaye, puis les terrains wealdiens (n1-3) pauvres en végétation et en cultures. Jusqu’à
Auchy, petit hameau à la limite du Wealdien et du Jurassique supérieur (j9) dont nous parcourrons, hélas trop vite, les hauts plateaux par la D1 dite «Chemin des potiers».
– Nous atteindrons la cuesta nord à Lhéraule et Savignies, où se pressent en lanières serrées les dépôts du Crétacé inférieur et du Crétacé supérieur (c1-2,c3,c4)
– Le samedi soir, depuis Montmille, nous prendrons un joli point de vue sur la gouttière synclinale du Thérain, avec vue sur la cathédrale de Beauvais, où nous passerons la nuit.
– Le dimanche matin, nous quitterons la «gouttière» de Beauvais et descendrons dans la partie sud de la Boutonnière par St Martin le Noeud, Frocourt et Auneuil . Nous rejoindrons La Chapelle-aux-Pots par la N31 dite route de «La vallée de la céramique» qui traverse les couches beaucoup plus larges du Crétacé inférieur : Wealdien (n1-3), Barrémien (n4) et Albien.(n7a,b,d).
Bref rappel de nos connaissances, à Auchy. (Un conseil : relire le compte-rendu de 2022)
Le mur d’enceinte de la vieille chapelle, tout en moellons de calcaire jurassique (Portlandien moyen à lumachelles), offre un appui idéal pour la carte géologique reconstituée de la
Boutonnière du Bray.
Quelques mots-clés resurgissent concernant sa formation (revoir le tableau synthétique de 2022) :
– une faille primaire datée de 320 millions d’années séparant deux compartiments du socle hercynien,
– des dépôts successifs sur le compartiment sud armoricain en relation avec les transgressions et les régressions marines qui affectent le Bassin Parisien,
– divers « rejeux » de la faille entraînant la subsidence ou la surrection du compartiment sud,
– lente formation d’un anticlinal jusqu’aux dernières poussées pyrénéennes et alpines. D’où l’apparition de l’île du Bray, une fronce asymétrique de 500 à 600 m d’altitude, née du serrage des couches contre le compartiment nord (ardennais) et du coulissage S-E N-O de la faille,
– érosion de l’anticlinal et mise au jour des différents dépôts. Les plus anciens visibles (Kimméridgien (j8), Portlandien inférieur (calcaire lithographique J9a), Portlandien moyen (calcaires à lumachelles J9b) et Portlandien supérieur (grès et calcaires à trigonies + plaquettes de fer j9c) forment le cœur de l’anticlinal. Mis à nu, celui-ci culmine sur les plateaux du Jurassique supérieur à une altitude de 180 mètres.
Pourquoi ces rappels géologiques ?
La grande diversité des couches traversées au cours de notre périple expliquera l’étonnante variété du bâti, à quelques kilomètres de distance, et l’abondante production céramique concentrée au S-E de la boutonnière (« un semis d’ateliers »).
Précisons d’emblée l’origine du mot céramique : du grec keramikos, de keramon: argile, terre à potier. Ainsi, toute fabrication en terre cuite ou crue porte le nom générique de « céramique » (terme emprunté au grec au début du XIXème siècle). Grès, faïence, porcelaine, briques, tuiles, drains, carreaux décoratifs sont également des céramiques.
Synthèse autour des deux thèmes retenus
1- Le bâti, ou l'art de la pierre
C’est seulement entre le XI ème et le XIII ème siècle que l’on retrouve trace d’un important usage des matériaux traditionnels locaux. Les constructions et les sites d’extraction du Haut
Moyen-Age sont pratiquement inconnus, les bassins carriers très structurés durant l’antiquité romaine ayant été désorganisés et peu productifs. De plus, à cette époque, c’était le bois qui était
dominant dans le bâti.
- les calcaires et les grès du jurassique supérieur (formation marine) constituent 50 à 70 % des édifices.
. Auchy et sa vieille chapelle (moellons de calcaire à lumachelles du Portlandien moyen).
. Corbeauval et sa très grosse ferme : immense construction de brique et de pierre (soubassement en Portlandien moyen, murs en grès du Portlandien supérieur). Cette ferme évoque la richesse des exploitations sur les pâturages et les champs argileux fertiles des dômes jurassiques : « Sur les argiles marneuses du Portlandien, de merveilleuses pâtures, toujours fraîches, possédant de nombreuses mares. Là se rencontrent les meilleures fermes herbagères« . Pierre Waguet ,Géologie agricole, 1943.
Là sont nés les «Petits suisses» de Mme Héroult !
. St Quentin des Prés (photo de l’église), austère village de pierres massives du Portlandien moyen : calcaires marno-sablo-gréseux , très riches en coquilles d’huîtres serrées, extraits en carrières. Pierres de tout-venant, non apprêtées. Seules les parties nobles (baies, portails, chaînages, soubassements, pierre d’angle) sont montées en pierres de grand ou moyen appareil .
- les grès ferrugineux des terres du Wealdien, (formation continentale du Crétacé inférieur) constituent 30 à 55 % des édifices.
Après Villembray, nous quittons la D1 pour descendre au Sud vers Hodenc-en-Bray et ses terres wealdiennes. La bâti a changé ! Nef de l’église en grès ferrugineux, comme l’était sans doute le chœur au Moyen Age. En contrebas de l’église, immense mur d’enceinte d’une ancienne ferme seigneuriale (XIVème, XVème siècles) tout en grès rouges ! Ces grès constituent l’une des nombreuses couches du Wealdien (faciès d’un grand ensemble anglo-parisien fluviatile et deltaïque, caractérisé par une sédimentation détritique en période d’émersion, et dont certaines couches ont donné naissance à une succession d’argiles, de sables et de grès ferrugineux). Ceux-ci sont essentiellement constitués de grains de quartz, issus de l’altération du sommet du Jurassique supérieur très riche en fer. Après lessivage de cette roche originelle, ne subsistent que les oxydes de fer qui vont cimenter les grains de quartz. Ceci génère une altérite ferrugineuse (croûte de fer) en régime désertique.
Pays de Bray, pays du fer, chanté par le poète local Philéas Lebesque (1869-1958) :
«C’est que le ciel, soir et matin, mouille et féconde
Ton sol amer, où le fer brun gît sous la sonde»
Souvenez-vous également de l’arrivée sur le village de Savignies : église, rue entière de maisons en grès ferrugineux. Associé à la couleur orangée des tuiles, ce grès ocre, rouille, violet, lie de vin est un matériau homogène, compact et résistant qui se taille bien. Pas de trace de carrière. Il fut essentiellement «tiré des champs» en blocs parfois énormes. Il fut systématiquement employé du XIème au XIIIème siècle. Ses usages récents sont des réemplois.
- la craie, tirée des cuestas nord et sud : craie du Turonien et du Sénonien encore présent ici (crétacé supérieur). Formée en mer chaude peu profonde, cette craie constitue 60 à 70% des
édifices exclusivement érigés sur les pourtours de la Boutonnière.
. la chapelle romane de Frocourt (cuesta nord).
. la chapelle romane d’Aux Marais (cuesta nord) avec ses pastoureaux romains réemployés (pastoureaux: petites pierres de craie cubiques) et son appareillage romain en «arêtes
de poisson».
. l’abbatiale de St Germer de Fly, non loin des carrières de Lalande-en-son au sud (réemploi également de pastoureaux romains)
. le choeur de l’église d’Hodenc-en-Bray (exceptionnellement éloignée des cuestas), reconstruit en craie au XVIème siècle. Ce chœur est bien représentatif d’un courant nouveau, celui du gothique tardif. La craie, matériau tendre, se prête mieux que les calcaires jurassiques ou les grès ferrugineux à la taille d’éléments de décor tels que les arcs en ogives, les fines colonnettes, les
clés pendantes des voûtes, les fenestrages. Nous avons eu la chance, grâce à l’ancien instituteur du village, d’entrer dans l’église et d’admirer le très beau chœur gothique, véritable châsse commandée pour les tombeaux des riches seigneurs de l’époque.
A la fin de la Renaissance, les nombreux dégâts de la guerre de cent ans et des guerres de religion imposent l’importation de matériaux venus du bassin carrier de l’Oise (calcaire lutétien,
calcaire dolomitique, grès thanétien). D’autres matériaux s’associent à la craie dans le bâti : grès ferrugineux, brique ancienne, silex en damier.
Un temps fort autour de la craie…
Le dimanche matin nous avons évoqué , à proximité de la chapelle d’Aux-Marais, les vastes carrières de St Martin-le-Nœud. Des plans et des photos nous ont permis d’imaginer les souterrains maintenant inondés d’où a été tirée la craie de la cathédrale et de nombreux bâtiments publics de Beauvais, entre autres.
A trois kilomètres au SO de Beauvais, nous sommes donc sur une maigre pelouse calcaire : le Larris Millet. Sous ce sol pauvre et caillouteux s’étendent des galeries de 7 à 8 kms qui suivent le
pendage des couches, inclinées de 10 à 20 ° sur la bordure nord de la Boutonnière. Un épais banc de craie sénonienne (ou Coniacienne) repose sur le Turonien plus marneux.
Les carrières de St Martin-le-Nœud ont été exploitées dès le Xème siècle en galeries à flanc de cuestas ou en puits (catiches) sur le plateau. On y a retrouvé des traces de roues de chariots,
de pas d’animaux, l’emplacement des écuries, les auges, les attaches des chevaux, les niches pour lampes à huile.
En 1829, des effondrements entraînent l’arrêt de l’exploitation des carrières. Après avoir servi de refuge lors des temps troublés de l’histoire (les muches), elles constituent aujourd’hui un important site d’hibernation des chauves-souris : un des plus importants
de Picardie.
Les carrières de St Martin-le-Nœud sont inscrites au Conservatoire régional des sites naturels de Picardie pour leur intérêt patrimonial majeur (géologie, hydrogéologie, biologie, spéléologie, histoire des matériaux du bâti).
- la gaize (n7cd) formation marine de l’Albien terminal
La gaize a été peu utilisée dans le bâti, mais elle mérite qu’on s’arrête un instant sur ses qualités.
Deux faciès :
– la gaize bleue, marne tendre, siliceuse, gris foncé , blanche en séchant.
– la gaize solide : constituée d’une accumulation de spicules d’éponges siliceuses, plus ou moins calcifiés, associés à des grains calcaires et siliceux très fins et à des granules de glauconie verdâtre.
Sur cette gaize du flanc sud, à la base des craies, les villages, évitant les terres argileuses souvent gorgées d’eau, ont trouvé un replat stable et salubre : Auteuil, Auneuil et son lavoir
alimenté par les sources qui s’écoulent au contact de la gaize et des argiles albiennes… jusqu’à St Germer.
C’est la gaize que l’on trouve sur le portail roman de Gournay-en-Bray et à la base des piliers de l’abbatiale de St Germer, empêchant l’humidité de remonter.
D’une manière générale, les pierres du bâti sont choisies pour leur facilité de taille, leur résistance mécanique, leur résistance au gel, leur caractère auto-bloquant (exemple le calcaire lithographique) mais aussi pour leur rôle isolant, pour leur capacité à empêcher les remontées d’humidité, les formations de salpêtre (exemple: la pierre de Bourricourt).
2 La céramique, ou l'art de la terre cuite
Tout au long de la N31, qui côtoie une variété exceptionnelle de terres, on peut voir encore les vestiges d’une activité céramique devenue industrielle au XIXème siècle : à la sortie d’Auneuil ,
maisons Boulenger couvertes de carreaux incrustés décoratifs, murs d’usines immenses en briques, hautes cheminées en briques (Au Vivier Danger), cités ouvrières de petites maisons mitoyennes en briques (aux Landrons), fabriques de poteries souvent rattachées aux tuileries-briqueteries.
La brique, facteur de progrès depuis le XIIIème siècle grâce au savoir-faire des Cisterciens, est un élément préfabriqué qui impose à la structure un module de base. Et donc une nouvelle
technique de construction. Elle remplace progressivement le torchis, tout comme la tuile remplace le chaume, vecteur de nombreux incendies.
Un four à brique et à tuile du XVIIème siècle a été mis au jour à Noyon. La chambre de cuisson retrouvée mesurait 6,30m sur 5,30m. Les briques étaient empilées sur plusieurs mètres de hauteur et une fournée permettait de cuire 40000 briques à Noyon, jusqu’à 200000 briques ailleurs. La cuisson, au charbon de bois ou au bois, pouvait durer plusieurs semaines.
Les sables et les argiles de la vallée de la céramique alimentent toujours actuellement deux entreprises : IMERYS pour les tuiles (à St Germer) et DE WULF (à Allonne ) qui perpétue la tradition des matériaux anciens (carrelages, briques , tuiles anciennes, briques crues, torchis, enduits de torchis…) et innove avec des matériaux adaptés à la transition écologique (chenevotte ou paille
de chanvre, laine de jute, liège expansé, panneaux de roseaux, peinture à l’argile, isolants chanvrargile).
Terres à pots, terres à briques, terres à tuiles…
- Un peu de géologie…
Ces terres sont d’origine wealdienne (n1-3) ou barrémienne (argiles panachées n4) ou albienne (sables verts n7a et argiles de Gault n7b).
Pour comprendre les qualités particulières des terres wealdiennes, insistons un instant sur leur sédimentation fluvio-deltaïque complexe.
Dans les estuaires:
– envahissement à marée montante de la basse vallée et formation de vasières à marée descendante,
– afflux de dépôts continentaux (sables, boues, matières organiques, nombreux minéraux, par exemple les feldspaths du socle hercynien, quartz, ou fer du sommet jurassique) et afflux de dépôts marins (diatomées, algues, minéraux),
– à l’embouchure, diminution de la vitesse du courant, d’où une sédimentation plus lente,
– différence de charge ionique entre eau douce et eau salée provoquant la floculation des particules les plus fines en suspension.
Dans les deltas, terminaisons des cours d’eau qui se divisent en plusieurs bras, la nature des dépôts sédimentaires d’origine continentale est différente et leur quantité très abondante (un
exemple: le delta du Mississipi a accumulé 11000 millions de m3 de sédiments au cours du quaternaire (2millions de m3 par an). Les deltas comblent des golfes entiers sur des épaisseurs
considérables (pour exemple, le delta du Gange qui se projette de mille kilomètres dans l’Océan Indien).
Au fond des lacs glaciaires, des argiles ont pu se former également (cf les argiles à blocaux: cailloux provenant des moraines des glaciers).
Comment expliquer une épaisseur d’argile et de sable aussi importante dans la Boutonnière du Bray ?
Auguste de Lapparent remarquait déjà que pendant les dépôts de l’assise jurassique, se trouvait, au niveau de la Boutonnière actuelle « le détroit normand » dont le Boulonnais et le Calvados formaient les rivages. Détroit au fond duquel les particules les plus fines entraînées par l’érosion se sont déposées, loin des rivages .
- …Un peu d’histoire
Pendant des siècles, et ce, depuis la période romaine au moins (sites attestés à La Chapelle-aux-Pots et Aux-Marais), les argiles furent cuites à une température de 900 degrés. Si la t° était plus élevée, les argiles s’effondraient (l’argile rouge du Gault par exemple). Mais au milieu du XIVème siècle, on découvrit, dans les premières couches du Wealdien inférieur, des argiles supportant des cuissons à 1300 voire 1500°.
– argiles gris argenté, onctueuses au toucher, dangereuses à exploiter en puits. «Il y en a une espèce à Savigny en Beauvaisis que je cuide qu’en France, il n’y en a point de semblable, car elle endure un merveilleux feu sans être aucunement offensée et à ce bien là, de se laisser former autant tenue et déliée que nulle des autres.» Bernard Palissy vers 1510.
– argiles gris bleu , onctueuses et compactes, très recherchées.
A haute température, dans des fours plus performants, ces terres nouvelles parfois mélangées et améliorées d’un sable fin en guise de fondant (sable fin de Savignies), permirent de répondre à la question de la résistance et de la porosité des contenants. On avait tenté de résoudre le problème
au IXème siècle par l’usage d’une glaçure au plomb, très toxique – d’où les noms de plombures ou plommures pour désigner les pots. C’est cinq siècles plus tard, donc, que la technique des grès fut inventée. A St Germain-la-Poterie d’abord, puis reprise à Savignies et à La Chapelle-aux-Pots qui en firent leur spécialité, pendant que St Germain développait les tuileries.
Un composant clé des argiles dites «réfractaires» explique cette révolution : la kaolinite Al2Si2O5(OH)4, silicate d’alumine hydraté, composant du kaolin dit «argile blanche»: blanc,
éclat nacré, longue sédimentation en eaux tranquilles. Sous climat tropical, la kaolinite riche en Al et Si provient d’une intense altération des minéraux issus de la roche-mère granitique. Altération des feldspaths, et plus précisément encore d’un minéral de la famille des feldspaths : l’albite (groupe des silicates). Les minéraux alumino-silicatés sont de loin le groupe des minéraux les plus abondants de la croûte terrestre. Une précision: dans le Wealdien, on retrouve en réalité six couches d’argiles dont la teneur en kaolinite varie de 22 à 32%.
Les premiers grès firent l’objet d’une fabrication de luxe au XIVème siècle et trouvèrent des débouchés dans toute l’Ile de France. Au XVIème et XVIIème siècle, les grès de Beauvais dominaient encore le marché, en concurrence avec Martincamp, la Basse Normandie et les pays rhénans. Mais c’est surtout aux XVIIIème et XIXème siècle que se développèrent les grès domestiques autour de la conservation et du transport, de la vie quotidienne, des produits de la ferme, des objets sacrés et de la chimie (conservation de l’eau-forte pour la purification de l’or).
Cela, parallèlement au développement de la faïence qui finit par l’emporter sur celui des grès (Beauvais, Forges-les eaux, Martincamp).
A travers de belles vitrines, nous avons retrouvé ces pièces au musée de La Chapelle-aux-Pots et reconstitué leur histoire, jusqu’aux dernières créations de Delaherche et Pissareff au XXème
siècle.
Histoire où se rencontrent l’activité des potiers et celle des bâtisseurs : les pots de rebuts deviennent des murs, les tuiles des toits forment de vastes essentages.
- Des argiles et des sables à portée de main… les carrières
Nous avons eu la chance d’accéder à 3 magnifiques carrières grâce à l’intérêt que Monsieur le maire de Lhéraule, Monsieur le maire de Frocourt et Monsieur Collin, forestier à Savignies, ont
porté à notre projet d’étude. Merci à eux de nous avoir facilité l’accès à ces sites en les faisant débroussailler parfois.
– la carrière des sables verts de Lhéraule.
. Formation : Albien supérieur (n7a). Dépôt littoral lié au retour progressif du milieu marin après le Wealdien et le Barrémien continentaux. Les stratifications entrecroisées ainsi que les
chenaux et les bioturbations évoquent en effet un faciès littoral.
. Couleur : jaune , sans mica, avec petits grains verts de glauconie. A l’affleurement, le sable quartzeux devient brun-rouge (rubéfié ) à cause de l’altération de la glauconie riche en fer.
. Epaisseur : 20 m
Le pendage des couches de la carrière atteint 50° : preuve de la compression des dépôts sur le compartiment Nord (ardennais) de la faille, faille à l’origine de séismes mémorables.
. Usage : les argiles mêlées aux sables quartzeux renferment de l’illite et de la kaolinite, ce qui en fait un matériau recherché pour la fabrication des réfractaires (briques entre autres). Fabrication qui s’est poursuivie activement jusqu’à une date récente à Roncherolles en Bray et Villers-Vermont. Le sable de Lhéraule sert pour la maçonnerie à la chaux, il dégraisse le limon et évite au torchis de se rétracter. Il donne de la couleur aux poteries, aux
enduits, aux torchis. Un de ses composants, le Zircon (groupe des silicates) est utilisé dans les réacteurs nucléaires. Le verre de Zircon est employé comme sarcophage des déchets radio-actifs pour au moins 2000 ans. Enfin, les sables verts constituent une réserve aquifère très importante sous les 2/3 du Bassin Parisien (nappe captive).
– la carrière des argiles panachées de Frocourt.
. Formation du Barrémien (n4) sans stratification. Poursuite de la sédimentation en milieu continental, située entre les grès ferrugineux et les sables verts.
. Epaisseur : 20m
Au bout d’un long chemin de plaine, un émerveillement nous attend : la carrière des argiles panachées expose au soleil ses couleurs rafraîchies par une coupe récente. Blanc
jaunâtre, rouge vif, rouge sang, mauve, violine, ocre…
«Au-dessus des grès ferrugineux apparaît une formation qui constitue l’un des meilleurs horizons géologiques du pays de Bray, celle de la glaize panachée ou argile rose marbrée. Formée par une argile blanc grisâtre, maculéee de rouge sang ou de rose vif, avec des taches noires à éclat métallique d’oxyde de manganèse.» A. De Lapparent
. Usage : formées d’illite et de kaolinite, les argiles panachées sont très utilisées en mélange dans la fabrication des produits céramiques allant des tuiles aux poteries communes et aux grès. Elles sont actuellement exploitées par La société Imerys dans la carrière de St Leu près de St Germer.
– la carrière des sables fins à figures sédimentaires (Wealdien n1-3) à Savignies, rue du Lavoir des Dames.
Un enchantement encore pour les yeux, devant les belles couleurs ocre, vermillon, jaune pâle de ces sables soyeux au toucher. Sables utilisés comme fondant lors de la cuisson des argiles.
Monsieur Collin qui nous avait rejoints à Lhéraule, nous a suivis jusque-là. Madame Collin nous a apporté une carte en relief de la Boutonnière du Bray. Une rencontre extrêmement sympathique de gens qui ont à cœur de transmettre la mémoire de leur patrimoine.
- De la carrière… à l’atelier du potier.
Il nous aurait fallu beaucoup plus de temps pour courir les bois et explorer les nombreuses carrières indiquées par Monsieur Collin, autour de Savignies par exemple.
Mais là, deux potiers, Monique Lesbroussart et Jean-Louis Nigon avaient préparé pour nous une visite exceptionnelle de leur atelier, le samedi en fin d’après-midi. Sur le rebord d’une fenêtre,
Monsieur Nigon avait disposé des échantillons de ses argiles de prédilection, recueillies pour certaines, dans les environs.
Pendant deux heures, il nous expliqua le passé de Savignies et, surtout, insista sur la découverte fondamentale au XIVème siècle des argiles kaoliniques qui donnèrent naissance aux fameux «grès» de Beauvais. De la table de préparation au tour, du tour aux claies chargées de poteries en attente de cuisson, du four aux tables de finition, puis au magasin, il parla de la préparation des terres : «Argiles tirées en automne après les récoltes. Travaillées, laissées à geler tout l’hiver avec de l’eau, de la paille et du sable. Moulées ou tournées au printemps , cuites en mai avant les foins». Il mit sous nos yeux le fameux kaolin (pas de fabrication de porcelaine dans le
Beauvaisis qui n’en possède pas de mines). Il parla des différentes techniques anciennes de glaçures au plomb, au sel, au cobalt, nous montra son four. Il évoqua les artistes potiers du 20ème siècle. Il répondit à toutes nos questions.
Ainsi nous gardons l’image d’un atelier-monde : un lieu vivant, de travail et de passion, imprégné de la connaissance de la terre et du passé. Merci de tout cœur à ces deux artistes d’avoir partagé si généreusement leur savoir-faire et leur sagesse. Nous sommes sortis enthousiasmés de chez eux.
Terminons notre soirée à Savignies par la vision pittoresque qu’en donne Cambry en 1803 :
«C’est un bûcher immense qui n’attend qu’une étincelle pour s’embraser et qui, par miracle, subsiste au milieu de 25 fours allumés… Les maisons, les cours, des planches rangées par
étages, sont couvertes de poteries; les murs sont faits d’une espèce de glaise, remplie de tessons, de pots cassés, de cruches d’un aspect singulier. Chez un de ces potiers, à la bouche d’un four, le corps d’un orme, élevé, nu, sans écorce, est chargé de petits pots de grès, asile d’un million d’oiseaux»
- De la carrière… au chef-d’oeuvre des bâtisseurs.
La visite de l’abbatiale de st Germer de Fly constitua la clé de voûte de notre séjour dans le Beauvaisis .
L’abbaye de St Germer a toujours appartenu au diocèse de Beauvais, à 2 kms de la « frontière normande », l’Epte, d’où…
…une histoire très mouvementée !
– L’abbaye fut fondée par St Germer au VIIème siècle. On ne sait rien de ce premier monastère mérovingien, mais on peut imaginer que les terrains marécageux de l’Albien nécessitèrent d’importants drainages. Pas de pilotis retrouvés.
– Germer était né à Wardes (hameau de Neufmarché) d’une noble famille franque convertie au christianisme. Il fut appelé comme conseiller à la cour du roi Dagobert. Puis il abandonna
tous ses biens à ses enfants et, comme sa femme, entra dans les ordres. A la mort de son fils, il quitta sa retraite, rentra en possession de ses biens et fonda ce qui allait devenir l’abbaye bénédictine de St Germer-de-Fly. Il la dirigea jusqu’à sa mort à 58 ans, et son tombeau devint un lieu de pélerinage.
– Au début du IX ème siècle, un second monastère est rétabli sous Charlemagne. En 851, celui-ci est ravagé par les Normands.
– Au XIème siècle, une troisième abbaye reprend vie, réédifiée par Drogon, évêque de Beauvais. Pas de documents retrouvés. Un seul texte décrit les effets de la foudre.
– D’après les études de l’historien J.Henriet, les travaux de la quatrième abbaye auraient commencé après la translation des reliques du saint à St Germer-de-Fly en 1132 à l’abbaye. Evénement majeur qui entraîne de nombreux pèlerinages et donc des ressources importantes pour les moines. Les travaux se poursuivent jusqu’au treizième siècle.
– Nouvelle destruction sous la guerre de cent ans: «La garnison de Gournay détruisit deux tours, emporta les cloches et ruina le pays». Effondrement de six voûtes en pierre sur huit,
restaurées en bois au XVIème siècle.
– Pillages et destructions pendant les guerres de religion: «Les gens de Biron, partisans d’Henri de Navarre, pillèrent St Germer, Espaubour, St Aubin ,… Ils firent de grands
ravages…»
– Après la Révolution ,les bâtiments conventuels sont rachetés pour la démolition. L’abbatiale devient paroissiale.
Malgré les dommages subis, un esprit roman bien préservé
Telle est notre observation en prenant du recul sur le flanc sud de l’abbatiale: sa grande simplicité contraste avec la chapelle gothique Ste Marie adjacente (1241-1246). Les deux rangées
de petites fenêtres en plein cintre (fenêtres hautes et fenêtres des bas-côtés) rappellent l’esthétique romane.
Impossible de ne pas admirer au passage l’élégante frise beauvaisine qui court sous la ligne des toits. La corniche beauvaisine désigne un type de corniche très défini, rencontré essentiellement au cours du douzième et début treizième dans le Beauvaisis, la Picardie et la Normandie (Rouen et Evreux). Elle se caractérise par une suite de petites arcades en plein cintre ou brisées, reséquées de contre-arcatures, équivalant à un dédoublement de la corniche à festons. Cette corniche serait une modulation du décor lombard, de Ravenne par exemple, inspiré de manuscrits syriaques.
Aspect général roman donc… Et pourtant, si nous nous approchons du chevet et, si nous le comparons au chevet roman de Conques, nous décelons une différence dans la disposition des cinq
chapelles rayonnantes de St Germer: elles ne sont plus espacées comme à Conques, mais contiguës. Signe annonciateur d’un art nouveau, l’art gothique primitif. Et ce, avant même St Denis.
Art roman ou art gothique ?
Guidés par un seul questionnement, nous mènerons une sorte d’enquête, à l’intérieur de l’édifice, autour des principaux éléments architecturaux et décoratifs. Ces derniers relèvent-ils toujours d’un esprit roman ? Ou annoncent-ils, à travers certaines innovations techniques, un esprit gothique ?
Des regards affûtés, face aux tâtonnements architecturaux du gothique primitif, posent les bonnes questions. Ainsi celle de l’absence d’arcs-boutants extérieurs pour soutenir des voûtes
quadripartites déjà élevées (Hauteur : 19,55m) et plus fragiles que les voûtes sexpartites de la cathédrale de Sens (1135) hautes de 24m. Trouvaille des bâtisseurs de l’époque: des petits arcs-boutants cachés dans les combles des tribunes !
D’espace en espace, traçant au sol la croix latine (nef, bas-côtés, large transept sud à deux travées, chœur et déambulatoire), d’étage en étage rythmé par le jeu des verticales et des horizontales (apparition d’un quatrième étage), d’observation en observation, parfois du moindre détail décoratif, tantôt roman, tantôt gothique, nous élaborons une synthèse sous la forme d’un
tableau complété avec entrain.
Ainsi, nous découvrons l ‘harmonieux mariage du roman et du gothique en ce milieu du XIIème siècle.
- Résultats de l’enquête.
Le passage de la structure romane à la nouvelle structure gothique se fait avec «le souci évident de l’ampleur et de la luminosité» (J.Henriet) : élargissement de l’espace par le jeu des
évidements (le vide, lieu de la lumière et de la spiritualité). Recherche de la verticalité pour la montée des psaumes et des prières. Lieu de pèlerinage, l’abbatiale offre également de larges espaces au sol pour la déambulation. D’où l’impression de cohérence entre le bâti et la double fonction de
l’édifice religieux (vie monastique et pèlerinage). On peut parler ici de la «sincérité» et de la grande lisibilité de l’ architecture.
Au XIXème siècle, Prosper Mérimée, Inspecteur Général des monuments historiques, avait condamné ce lieu à l’abandon : «Pour sauver le monument, il faudrait une dépense hors de toute proportion avec le mérite qu’il a sous le rapport de l’art. Tout cela tomberait si l’ on éternuait un peu fort…». Mais finalement, «cette situation a préservé l’édifice de modifications susceptibles de compromettre la lisibilité du parti originel» (J.Henriet ); et il nous reste, face à cette œuvre, une impression de grande homogénéité, renforcée par l’usage exclusif de la craie. Cette «homogénéité constitue un des éléments importants de sa beauté», sans oublier la discrétion et le raffinement des éléments décoratifs.
Pour les historiens de l’art, l’abbatiale de St Germer revêt une importance de premier plan « en tant qu’édifice précurseur de l’architecture gothique aux côtés de la cathédrale de Sens, de St Denis, de St Germain-des-Prés… et avant même Senlis ou Noyon » selon l’étude du GEMOB.
- Conclusion :
Un week-end plein d’allant et de bonne humeur où chacun a contribué par ses observations et ses connaissances à enrichir les visites. Où chacun, par sa bienveillance, est entré jusqu’à la fin dans un joyeux tempo. Merci à tous ! Mireille et Philippe
Comments are closed.